Revue de Presse

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Sous Terre

Non déterminé, édition du dimanche 08 janvier 1984.

« Eurêka ! » crie Denise en grec et en souriant, parlant également les deux langues. De la craie et du guano plein les cheveux, elle surgit du goulot forcé, l'air d'une hermine qui a traîné dans le purin. J'arrache un soupir à la vase pour la rejoindre. Passé les ronces et les mètres cubes de terre déversés pour masquer l'entrée, les premiers mètres parcourus avaient déçu. Canalisation ? L'orifice initial, d'une discrétion inquiétante, ne parlait pas : l'impression de pénétrer dans les dédales de la Cloaca maxima… Mais l'air froid qui sort de la grotte, nous saisit. L'éboulis artificiel a vendu la mèche, une très longue mèche. Ce trou de renard était l'amorce d'une cavité inoubliable. L'odeur surette de moisi nous grise. De toute notre âme souterraine, nous fonçons.

Denise, Elisabeth, Pascal, Laurent et les autres, nous sommes un petit groupe informel à qui rien de ce qui est souterrain n'est indifférent sinon étranger. Ce qui nous plait dans un village ou un paysage, c'est leurs coulisses souterraines. Plonger dans le noir, c'est notre jeu. Le silence éternel de ces espaces finis ne nous effraie pas. Leur indicible solitude nous fascine. Pour les puristes de la science chthonienne, il y a souterrain et souterrain. Nous, grotte, caverne, abri sous roche, cave, tunnel, carrière, mine oubliée, logis troglodytique, galerie, hypogée, toute excavation naturelle ou artificielle nous intéresse.

Tout commence le jour où l'un de nous, propriétaire d'un caffort en Touraine, convie notre petite bande à un week-end à flanc de rocher, 60 mètres au-dessus du Loir. Merveille aménagée, sa grotte creusée dans la craie entre des bancs de silex noirs, nous transporte. Cave forte que les écorcheurs de Plantagenet écumèrent, il y fait aussi bon vivre qu'au temps de César, qui disait des Tourangeaux : « Ils vivent curieusement dans des terriers. » Pensant que ça vaut mieux que des clapiers, nous apprécions la fraîcheur des lieux, l'été, leur douceur, l'hiver, indifférents à la sensation d'écrasement. Combien, depuis, n'avons-nous forcé de recoins où personne n'a fouillé ! Non sans mal.

S'il est facile de jeter un oeil sur les habitations troglodytiques de La Roche-Guyon tant leurs ouvertures attirent les regards ou sur les galeries pleines de malice et de danger de l'Hautil, bien des excavations se défendent. Quoi de plus caché par définition ? Les paysans n'ont-ils pas toujours une méfiance quand on les interroge sur les galeries qui lancent leurs tentacules sous leur village ? Si on allait réveiller le trésor qui y dort depuis trois cents ans ! La toponymie est plus loquace. Qu'est-ce qu'un cluseau dans le Val-de-Loire, une bove en Artois, une creutte dans le Soissonnais, une mardelle en Champagne, sinon un souterrain ? S'il figure sus la carte, pourquoi pas sur le terrain ? C'est ainsi qu'aujourd'hui, Denise en tête (c'est son tour), nous découvrons, donc, dans la Somme, un magnifique réseau de boyaux entrelacés. Plus traîtres que de vieux serpents, conçus pour leurrer les indésirables, on y sent de la fourberie. S'égarer dans le ligne droite ? Pas si bêtes, ses auteurs ont multiplié circonvolutions, camouflages et guets-apens au point que, soucieux de contrôler de près l'aventure, il nous faut souvent, penauds, faire demi-tour.

Déroulant non sans légère angoisse notre fil de nylon et d'Ariane, nous nous écoutons marcher tant le silence est de qualité. Certains souterrains irritent parce qu'ils inquiètent. Celui-ci, blanc et frais, reste avenant même s'il faut çà et là s'évertuer à quatre pattes, un étranglement rituel précédant chaque salle. Mais nous connaissons le système picard. Une première fois, près d'Amiens, nous avons visité une cité-refuge du même style, à 30 mètres du sol. Place publique, église, rues en étoile, habitations de particuliers, étable, lavoir..., l'immense opus fossum ne cachait rien de ce qu'il dissimulait aux Espagnols de la guerre de Trente Ans, qui campaient un village sous leurs pieds.

Midi. Halte sur la « place ». Le réseau étant circulaire, on allait se retrouver au point de départ ! Assis en rond dans les entrailles de cette France occulte, verre en main, nous partageons les mêmes ombres, ombres nous-mêmes. Tout est fort entre nous. L'obscurité ne pèse pas. Quel calme ! Un transistor serait une inconvenance. Seule la Petite Musique de nuit serait dans la note. Une araignée s'offre à notre curiosité. Comme celle de Pellisson, nous l'invitons à notre table. Elle s'empare d'une miette. Intermède. Avouons-le : ces galeries sont généralement vides, Au mieux, de très vieux cœurs s'entrelacent, creusés dans la craie : « Maurice aime Marthe. 1903. » Parfois, une roue de charrette effondrée, la mâchoire d'un cheval. Tout le monde ne peut pas « tomber » sur Lascaux. Il faut se contenter de ces mélancoliques épaves. Nous avons investi en vain la grotte des faux-monnayeurs du Salève, où l'on fabriquait des batz de Berne et le labyrinthe-atelier à double issue de Jeanne de Boulogne, la fausse-monnayeuse du Tarn. Rien ! Ou plutôt des riens qui font un tout. De sorte que tout ce qu'on voit compte, mais plus encore ce qu'on ne voit plus : présence de mille absences qui trahissent un passé pas simple. Qu'importe si un squelette d'oiseau est le seul butin ? Passé les portes de la nuit, ce sont les fantômes proscrits et traqués qui s'y réfugiaient qui nous passionnent : templiers, hérétiques, paysans des routes des grandes invasions. Tous sont nos amis. Une familiarité avec le passé qui n'exclut pas le respect. Jusque sous Paris, suspendu au-dessus du vide avec ses 300 kilomètres de galeries, nous l'avons rencontré ce passé. Mille cavités inexplicables trouant la France de la Normandie à la Brie, du Puy-de-Dôme aux Bouches-du-Rhône, c'est autant de défis lancés par des siècles de résistance souterraine. S'ils ne nous troublent plus, ils nous étonnent encore.

Minuit. Saturés d'émotions primitives, nous émergeons, un à un, recrus, au clair de lune. L'esprit imprégné de ces fonds où tant d'hommes pratiquèrent l'art de la survivance, nous n'osons évoquer le futur. Quels splendides abris atomiques feraient ces galeries 1 Défense passive, cachette-refuge, tanière ultime, Ces souterrains eurent tant d'usages que pas plus que l'histoire, leur histoire ne paraît finie,

« Qui sait ce qui peut arriver ? », lance Denise.

« Personne », lui répond quelqu'un, narquois.

Notre journée est faite. Insoucieux de toute psychologie des profondeurs, nous avions ce matin l'impression de rentrer dans le ventre de notre mère, la Terre. Sensation, ce soir, d'en sortir. C'est très freudien, paraît-il.

Pierre LEULLIETTE

Article mis en ligne le : 04 mai 2008