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Le père Leleu fait son nid à Saint-Moré

L´Yonne Républicaine, édition du mardi 5 mars 2002.

Le troglodyte de l´Avallonnais (I)

Avant la Grande guerre, il était du dernier chic, pour qui passait par l´Avallonnais, de rendre visite au père Leleu, le troglodyte de Saint-Moré. Vie hors normes, mort mystérieuse : personnage haut en couleurs, le père Leleu est entré dans la légende.

Il est mort voilà bientôt 90 ans, il n´a pas laissé d´œuvres derrière lui : pourtant, son souvenir reste bien vivant. A Saint-Moré bien sûr, mais aussi dans l´Avallonnais ou l´Auxerrois. Le personnage, c´est vrai, sortait de l´ordinaire. Pendant 27 ans, il a habité à flanc de falaise dans une grotte accessible au moyen d´une corde à nœuds. Il était devenu une véritable attraction. L´on venait de loin pour visiter « l´ermite » haut en couleurs avec ses yeux vifs et sa barbe broussailleuse, vendant des souvenirs archéologiques et des cartes postales, exhibant des vipères vivantes, jouant de la vielle, proposant bière ou limonade aux touristes au cœur bien accroché. Les circonstances mystérieuses de sa fin tragique, en 1913 - accident ou assassinat ? - l´ont fait entrer dans la légende.

Difficile de démêler le vrai du faux

Pierre-François Leleu n´était pas, tant s´en faut, le premier à trouver asile dans les grottes dont est truffée la falaise de Saint-Moré : l´homme préhistorique y avait déjà pensé. Plus récemment, au début du XIXe siècle, un ancien soldat de l´époque napoléonienne, tisserand de son état, vécut quelque temps dans une cavité située dans la Côte de Chair, à droite de la route nationale, au-dessus de l´actuel Chalet des Routiers. L´exemple de cet ermite a peut-être inspiré le père Leleu. Sa grotte à lui se trouve sur la gauche des tunnels routier et ferroviaire, côté Avallon.

Pierre-François Leleu a passée la fin de son existence à Saint-Moré : il était âgé de 50 ans lorsqu´il est arrivé dans l´Yonne en 1886. De sa vie avant cette date, l´on ne connaît que ce qu´il a bien voulu en dire : difficile de remplir les blancs, de démêler le vrai du faux. Il semble acquis qu´il est né à Paris en 1836, qu´il a grandi dans une famille assez aisée dont le père exerçait la profession de maître blanchisseur. A l´âge de trois ans, dit-on, il figura avec beaucoup de conviction le rôle de l´Amour dans un cortège de mi-carême. C´est chez les frères du Gros-Caillou qu´il commença des études qui le menèrent en 1854 ou 1855 au « niveau bac », dirait-on aujourd´hui, faute de savoir s´il a ou non passé l´examen. Toujours d´après ses dires, il se maria et eut des enfants.

Communard puis bagnard au fort de Kellern

Pierre-François Leleu a-t-il résidé à Paris jusqu´à l´âge de 35 ans ? En tout cas, il s´y trouvait lorsqu´en 1871 éclata la Commune, et se rangea aux côtés des insurgés. Il laissait volontiers entendre qu´il avait exercé de très hautes fonctions pendant cette époque troublée. Ce qui est certain, c´est qu´il échappa aux terribles fusillades des Versaillais. Fait prisonnier au plateau de Châtillon, il fut envoyé au fort de Kellern, près de Brest, et se flattait de s´y être lié avec le géographe Elisée Reclus. Un parent forçat : quelle honte, surtout à l´époque ! Cette expérience du bagne, sans doute terriblement éprouvante en elle-même, a sans doute eu également pour effet de le couper de sa famille. Quand et comment Leleu fut-il libéré ? Mystère. Durant les années suivantes, on l´imagine volontiers trimardeur, sorte de SDF avant la lettre, hanté par ses années d´épreuve, sillonnant la France et subsistant à coup de petits boulots. Il prétendait aussi avoir effectué divers voyages, en Algérie, en Tunisie ou en Corse.

C´est ainsi qu´en 1886, il arrive à Saint-Moré. Ou, plus exactement, à Arcy-sur-Cure, où réside un certain Guyard, industriel exploitant une carrière d´ocre, qui l´embauche comme terrassier. La carrière forme une grotte artificielle dans la Côte de Chair, sur la commune de Saint-Moré. Les terres extraites sont chargées dans la vallée, et de là transportées jusqu´à Voutenay, où on les traite pour en extraire l´ocre. Rapidement, l´affaire périclite. Leleu se retrouve sans emploi, contraint de se louer pour effectuer des travaux à la journée. Les curés-archéologues des environs - l´abbé Parat, curé de Bois-d´arcy et l´abbé Poulaine, curé de Voutenay - utilisent volontiers ses services. Reste la question du logement. Manque de ressources pour payer un loyer, ou besoin vital de liberté ? Toujours est-il que, la grotte de Guyard se trouvant désormais vide, le quinquagénaire décide d´y élire domicile et dote l´endroit d´aménagements sommaires. Sur les cartes postales qu´il vendra plus tard aux touristes, on voit un banc, un grand baquet de bois, une petite table... Sa « chambre à coucher » se trouve sur la droite, séparée du vide par un muret de pierres sèches. De son lit de fougères, l´occupant jouit d´une vue imprenable sur la vallée de la Cure. En guise d´escalier, il installe la corde à nœuds qui, la célébrité venue, fera la joie des touristes.

Un cercueil dans une brouette

Dans ce cadre romantique à souhait, il invite une compagne de rencontre à venir le rejoindre. En 1887, Alice-Almira Liézard quitte Paris pour Saint-Moré. Etait-elle avertie du domicile pour le moins original qu´elle allait trouver ? Celle que Leleu dénommait « la bourgeoise » ne survivra que quatre ans à sa nouvelle - et fort rude - existence. Très vite, elle tombe malade, et se couche pour ne plus se relever. Un soir, l´abbé Poulaine lui donne l´extrême-onction. Il raconte : « Par une tempête de neige, je l´administrai à la lueur des torches et au bruit sinistre du vent s´engouffrant dans la caverne. Un grand-duc, chassé par la tourmente, vint, à ce moment, s´abattre au pied de l´humble couche de la mourante ».

Alice-Almira Liézard décède le 3 décembre 1891, à l´âge de 48 ans. Leleu aurait, paraît-il, souhaité enterrer la défunte dans sa grotte : les autorités locales l´en empêchent. Reste à descendre le corps de la grotte pour le transporter au cimetière du village. « Il a fallu glisser l´humble cercueil au flanc de la montagne ; on n´y est parvenu qu´au prix d´infinies précautions et de rudes efforts », écrivit à l´époque « La Revue de l´Yonne ». On raconta plus tard que, la corde s´étant rompue, le cercueil fut précipité dans le vide et dévala la pente, venant s´immobiliser, tout disloqué, au bord du chemin de terre qui longe la Cure. Ce qui semble avéré, c´est qu´une fois le fardeau mortuaire parvenu au pied de la falaise, le transport au cimetière s´effectue à l´aide d´une brouette. Aucun corbillard ni charrette n´est mis à la disposition du père Leleu. Les habitants du village commencent par ignorer, voire rejeter cet original qui mène une existence si différente de la leur. Comment pourraient-ils deviner que, vingt ans plus tard, il sera leur gloire locale ?

Françoise LAFAIX.

Article mis en ligne le : 18/04/2006 21:20:00