Revue de Presse

La « gloire » du père Leleu brisée par une fin tragique

L'Yonne Republicaine, édition du lundi 11 mars 2002.

Le troglodyte de l´Avallonnais (II)

Devenu une vraie vedette, l'ermite a vu défiler pendant une vingtaine d´années, dans sa grotte de Saint-Moré, des foules de visiteurs ébahis. Jusqu´à sa mort, en 1913, dans des circonstances mal éclaircies : accident ou meurtre ?

Décembre 1891 : à 55 ans, Pierre-François Leleu se retrouve seul dans sa grotte de Saint-Moré. Sa compagne, Alice-Almira Liézard, n´a survécu que quatre ans aux rudesses de la condition de troglodyte. Il n´a plus de travail : la carrière d´ocre où il était employé comme terrassier, dans la grotte de la Colombine, a cessé son activité. Ses seules ressources sont les travaux de fouilles qu´il exécute pour l´abbé Poulaine ou l´abbé Parat, prêtres et archéologues, qui s´intéressent aux grottes préhistoriques de Saint-Moré. Sombre tableau ! Pourtant, en quelques années, le marginal, retranché dans son abri à flanc de falaise, accède à un véritable statut de vedette. Une célébrité interrompue en 1913 - il a 76 ans - par sa mort brutale, dans des circonstances qui restent mystérieuses.

Yeux vifs surmontant une barbe broussailleuse, crâne dégarni et balafré souvent coiffé d´un chapeau, le père Leleu a été pendant deux décennies une véritable curiosité, que les Parisiens férus d´archéologie venaient visiter au même titre que le camp de Cora ou les grottes d´Arcy. C´est que, à partir d´éléments de bric et de broc, il s´était composé une image bien au point, avec un étonnant sens de ce que l´on n´appelait pas encore le marketing. Assez instruit pour l´époque, le vieil ermite, sous des dehors frustes, ne manquait certes pas de malice. Peut-être aussi sa promotion a-t-elle été prise en main par un homme avisé, réalisant tout le parti qu´il pouvait tirer de ce personnage pittoresque à souhait ? Le bruit en a couru, accrédité par le florissant commerce de cartes postales dont le père Leleu était le héros, et par la vente de la biographie parue en 1897 et rédigée par un certain Jho Pale (pseudonyme d´un journaliste clamecycois).

Des vipères vivantes dans des bouteilles

Pittoresque, en tout cas, c´était le mot. « J´ai personnellement eu l´occasion de rencontrer le père Leleu dans la grotte où il s´était installé, avec tout son environnement, notamment des chiens de garde et, dans des bouteilles, des vipères bien vivantes. Ce refuge était une sorte de bric-à-brac où l´on trouvait, mélangés, les éléments de sa subsistance et des objets d´archéologie découverts dans les grottes », écrivait en 1971 Marcel Gauthier dans « l´Echo d´Auxerre ». Loin de se tenir à l´écart de l´humanité, l´ermite de Saint-Moré ne demandait pas mieux que de faire visiter son repaire. Moyennant finances, s´entend. Il n´était pas rare, racontait Mme Mongellaz dans une communication faite en 1965 à la Société d´études d´Avallon, d´entendre un paysan du coin héler le troglodyte : « Hé, pée Leleu, e yée un parigot que vourot voie tai grotte, esce qu´o peut monter ? » En s´aidant d´une corde à nœuds, le touriste parvenait à prendre pied dans la vaste cavité, au milieu des chiens et des lapins. Le maître de céans faisait les honneurs du vaste domaine qu´il s´était approprié, en paroles tout du moins : « Ma maison, mes rochers, mes champs, ma rivière », aimait-il à dire. Selon les jours et les visiteurs, il jouait un air de vielle, déclamait des poèmes de sa composition, racontait des histoires plus ou moins pimentées. Son grand plaisir : épater le bourgeois en lui mettant sous le nez les vipères vivantes qu´il conservait et nourrissait dans des bocaux. Le visiteur au cœur bien accroché (les verres étaient sommairement rincés dans l´eau de la Cure) pouvait siroter une bière ou une limonade bien fraîche. Il était invité à conserver un souvenir de cette étonnante balade en acquérant quelques cartes postales ou la biographie de son hôte. L´amateur d´archéologie pouvait même repartir (toujours moyennant finances) avec des ossements ou des vestiges préhistoriques glanés dans les grottes alentour. A l´occasion, le père Leleu - qui s´était autoproclamé « gardien des grottes de Saint-Moré » - se faisait guide dans les cavités intéressantes de la Côte de Chair. Dans la grotte voisine de la sienne, au bout d´un couloir d´une centaine de mètres, il montrait une sépulture préhistorique qu´il prétendait avoir découverte lui-même. Pilleur de cavernes ou précieux auxiliaire de la science ?

Il gisait, allongé sur le sol humide

L´abbé Poulaine, en tout cas, appréciait fort sa collaboration : « Parmi la faune redoutable de ces époques lointaines, dont les restes ont été exhumés par le vieux troglodyte, il faut citer le mammouth, l´ours des cavernes, la hyène, le rhinocéros. De nombreuses sépultures préhistoriques, des vases en terre, en verre, des objets en bronze, des lances gallo-romaines, etc, lui doivent d´avoir revu le jour ». N´empêche que, très vraisemblablement, une partie des découvertes qui ont ainsi revu le jour n´ont pas rejoint les musées des environs, mais ont été échangées contre espèces sonnantes et trébuchantes.

A 77 ans sonnés, le vieux troglodyte semblait se porter comme un charme lorsque survint sa mort brutale, dont les circonstances n´ont jamais été véritablement éclaircies. « La revue de l´Yonne » du 30 janvier 1913 raconte : « Lundi matin, vers 7 heures et demie, M. Momon, épicier à Arcy-sur-Cure, arriva au faîte du cordillon. Il fut salué par les aboiements furieux des quatre chiens du père Leleu et, contrairement à son habitude, le vieillard ne vint point à sa rencontre. Avançant de quelques mètres, il aperçut le père Leleu qui gisait allongé sur le sol humide, les bras crispés, la tête en sang. Fidèle entre les fidèles, la chienne favorite du vieillard, Lisette, était accroupie sur les jambes de son maître. M. Momon n´eut point de peine à se rendre compte que le père Leleu était mort ». Le corps présentait, paraît-il, un trou derrière la tête, ainsi que des meurtrissures profondes aux genoux et aux jambes.

Meurtre ou accident ?

Le parquet d´Avallon fut avisé. Une autopsie fut pratiquée. Gendarmes et justice conclurent à une mort accidentelle : s´approchant au bord de sa terrasse pour satisfaire un besoin naturel, le vieil homme avait pu être pris d´un malaise et tomber dans le vide, se blessant grièvement. Thèse développée en janvier 1913 par « Le Journal de Clamecy » : sans doute assommé par sa chute terrible, le père Leleu n´était cependant pas mort. Il serait parvenu à gravir quand même son escalier avant de retomber, épuisé, et de succomber. Selon les conclusions du médecin légiste, la mort survint par une congestion cérébrale causée par le froid.

A côté de cette version officielle, la thèse du meurtre courut aussitôt. Aurait-on tué le père Leleu pour le voler ? Selon certains, le vieil homme était riche. Mais deux montres et une somme d´argent, placées en évidence, n´avaient pas été touchées. A moins qu´il ne s´agisse d´une vengeance ? Un couple de lutteurs forains fut, un temps, inquiété : venus se produire à l´occasion des fêtes du quartier Saint-Gervais, à Auxerre, l´homme et la femme avaient paraît-il fait ripaille avec le père Leleu, le jour même du drame. Cette hypothèse n´eut pas de suite. Depuis, la piste du crime garde ses partisans. Une cinquantaine d´années après les faits, un habitant de Saint-Moré alors âgé de 96 ans déclara avoir vu, le 30 janvier 1913, le cadavre de Leleu dans le bas du sentier. Mais dans ce cas, qui a remonté le corps dans la grotte ? Et pourquoi ?

Françoise LAFAIX.

Article mis en ligne le : 17 avril 2008