C'est la découverte par des spéléologues en 1946, de peintures rupestres dans la grotte du Cheval qui attire l'attention d'André Leroi-Gourhan sur le site d'Arcy-sur-Cure. Jeune ethnologue passionné d'archéologie, ses tâches universitaires l'appellent alternativement à Paris et à Lyon ; installer son camp de fouilles à Arcy offre des commodités. La lecture des comptes rendus de l'abbdu fouilleur scrupuleux et intuitif du début du siècle lui fait pressentir l'extrême richesse d'un site où l'occupation humaine peut être suivie pendant cent mille ans ce qui assure une bonne prise sur l'homme de Néandertal et toute la durée de notre ancêtre direct, l'homo sapiens. Pendant 18 ans, Leroi-Gourhan va poursuivre un double but : former des jeunes gens destinés à conduire des chantiers archéologiques et extraire des indications sur le mode de vie de nos ancêtres selon une méthode nouvelle de fouilles consistant à suivre la surface d'un sol en laissant les vestiges en place pour les enregistrer par l'image (photo, dessin, moulage...) afin de mettre en évidence les structures avant de les détruire pour étudier les matériaux (outil, faune, flore, climat...)
Augustine et les siens vivent de cueillette et de chasse
Ainsi, à partir de chacune des couches de sédiments qui se sont superposées au fil des millénaires, il est loisible de reconstituer l'environnement et le mode de vie des occupants successifs du sol. C'est au crédit de cette démarche méthodique qu'il convient de mettre la résurrection d'Augustine.
Durant la campagne de 1951, à la grotte de l'Hyène, dans une salle remplie de sédiments, après avoir méticuleusement dégagé huit couches datant de la civilisation moustérienne (1), Leroi-Gourhan et son équipe procèdent à l'examen de la «couche 20» d'où ils retirent sous forme de fragments minimes (généralement des dents), les restes de six ou sept individus, puis apparaissent un maxillaire supérieur et une mandibule appartenant à un humain. La trouvaille est importante. Pour la période où vécut le propriétaire de ces portions de mâchoire soit le paléolithique moyen (2), quelques caisses seulement suffiraient pour contenir les vestiges humains découverts en un siècle dans toute l'Europe. À Arcy même, Parat n'avait mis au jour que quelques vertèbres et la mandibule découverte en 1859, trois ans après la découverte du crâne de Néandertal, soumise en 1912 à l'examen d'experts, s'est avérée n'appartenir nullement à un paléoanthropien ; sans doute s'agissait-il d'une mauvaise farce commise par un fouilleur aux dépens de Vibraye, l'initiateur du chantier (3).
La mandibule de 1951, quant à elle, présente toutes les caractéristiques des hommes du Néandertal notamment par sa forte taille et le gigantisme de ses molaires. Une demi-mâchoire suffit aux spécialistes pour donner une idée de la proportion de la face, des muscles de la langue et du bas du visage. Selon une habitude qui s'est multipliée de nos jours (4), le fossile reçoit un nom : Augustine. L'ampleur de sa mâchoire ne suffit-elle pas à lui conférer une forte personnalité ? Les fouilles poursuivies dans la grotte de l'Hyène depuis déjà plusieurs années, et qui se sont accompagnées d'analyses paléontologi ques climatiques, géologiques et palynologiques (5), permettent à ses inventeurs d'évoquer le cadre et le mode de vie d'Augustine.
Un corps plutôt massif
Bien qu'antérieure aux néandertaliens classiques (6) et reléguée à ce titre parmi les paléoanthropiens, sa silhouette ne s'éloigne guère de celle des hommes actuels, assez différente des brutes imaginées par les dessinateurs de la Belle Epoque, même si son corps devait être plutôt massif et ses membres courts et musclés. Son crâne seul est différent, avec des bourrelets osseux à la place des sourcils, une boîte crânienne surbaissée, un visage privé de pommettes. Augustine et les siens vivent de cueillette et de chasse. Son époque précède de peu la glaciation de Würm (7) et le pays jouit d'un climat semblable au nôtre avec les mêmes plantes. En revanche, la faune est beaucoup plus variée. Quand les hommes s'absentent de la grotte, ils sont remplacés par des ours qui vont y dormir et y mourir ; ils doivent coexister avec les hyènes qui arpentent les galeries, dévorant les cadavres d'ours et les déchets humains. En été, la famille d'Augustine campe en plein air, mais en hiver, elle revient dans la grotte où elle s'installe non loin de l'entrée pour jouir de la clarté du jour.
Dans la campagne abondent les chevaux et les boeufs sauvages, quelques daims, des sangliers et des rhinocéros laineux dont Augustine fait ses repas, mais elle mange aussi beaucoup de pousses végétales, des racines et des fruits. Augustine et les siens sont de très habiles bouchers. Les animaux tués sont débités en quartiers, dépecés ; tout est consommé, les os sont raclés et brisés pour en extraire la moelle.
Elle a une conception personnelle du ménage
Augustine a une conception personnelle du ménage : les résidus sont négligemment jetés par derrière vers les parois. Tout autour d'une sorte de bouge central où se serrent les convives, s'amoncelle un cordon épais de restes de chevaux et boeufs, mais aussi de rennes et de mammouths que l'approche de la glaciation ramène dans nos climats. On a aussi trouvé, près des mâchoires, des exemplaires d'outils qui, bien que constitués à partir de médiocres silex, ont été taillés selon les méthodes les plus modernes pour l'époque. Le mari d'Augustine était un bon ouvrier. Appartenant aux tout premiers temps de l'époque de Néandertal, les occupants de la grotte de l'Hyène n'ensevelissent pas leurs morts et des fragments d'os humains trouvés dans les ordures ménagères, brisés eux aussi, autorisent à penser qu'un jour est venu où Augustine a fait les frais d'un banquet d'adieu.
Un jour est venu où Augustine a fait les frais d'un banquet d'adieu
En 1957, délaissant la grotte de l'Hyène, Leroi-Gourhan met à jour les témoins d'une hutte construite à maintes reprises sous l'auvent qui marque l'accès à la grotte du Renne et entre en communication avec une société préhistorique plus développée, celle des chasseurs de renne magdaléniens (7) qui pratiquent l'industrie de l'os et du bois de renne, et s'adonnent déjà à des formes d'art et de religion. En 1964, il poursuit et approfondit sa connaissance des chasseurs de rennes en s'installant sur le site de Pincevent (77). Cependant, à Arcy, la découverte en 1990, sur le plafond de la salle des vagues (Grande Grotte) d'un bestiaire dû à des artistes de la même époque magdaléenne (8) suscite intérêt et enthousiasme légitimes. De ces artistes, nous nous reconnaissons volontiers les héritiers dédaignant les néandertaliens aux grosses mâchoires. Pourtant, Augustine et les siens marquent une étape dans la marche vers « l'humanité savante » ; durant sa rude vie, elle a amassé des trésors de connaissances transmises à ses successeurs de Cro Magnon et de l'homo sapiens. La chaîne n'est pas interrompue.
Jean-Pierre Fontaine
(1) Le moustérien constitue la 'principale culture du Paléolithique moyen, s'étend sur toute l'Europe et dure plus de 150 000 ans ; son acteur est l'homme de Néandertal.
(2) Le paléolique moyen s'étend de 100.000 à 35.000 ans av I.C.
(3) Voir Puccioni (N.) dans Archive per l'anthropologia e la etnologia t.42 1912.
(4) « Toumaï » pré humain trouvé au Tchad en 2002 ; les australopithèques « Lucy » (squelette trouvé en Ethiopie dans les années 70) et « Mrs Ples » (années 30).
(5) Palynologie : étude des pollens fossilisés et des plantes de l'époque.
(6) Individu adapté qui a su développer les pratiques rituelles et qui, pendant 70 000 ans en Europe — beaucoup plus au Proche-Orient, a été contemporain de l'homo sapiens, jadis présenté comme son « successeur ».
(7) La dernière des quatre grandes périodes de glaciation où les glaciers ont recouvert une large partie des continents et qui s'est accompagnée sur notre territoire d'une diminution moyenne du climat de moins 10°.
(8) Les peintures de la grotte du Cheval découvertes en 1946 datent de la même période.
Source principale : A. Leroi-Gourhan : Les chasseurs de la préhistoire. Éd. A.M. Métailié 1983.